Le continent indien
Depuis qu’ont été mises en évidence les origines socioculturelles communes des peuples dits indo-européens, il est évidemment très tentant d’aller chercher en Inde les représentations de la déesse mère qui pourraient être les plus proches de celles qu’on connaît en France. Elles ne manquent pas, mais d’une part elles ne sont pas les plus anciennes, et d’autre part elles ne sont pas forcément indo-européennes, tant le mélange des anciens Aryâs, venus de l’Asie centrale, et des populations aborigènes du continent indien a été profond et fructueux. À vrai dire, la synthèse opérée entre les traditions dravidiennes du Sud et les traditions importées par les Aryâs s’est faite également par l’intermédiaire de cette mystérieuse civilisation de l’Indus. Celle-ci caractérise la plaine indo-gangétique, et a été une sorte de creuset dans lequel s’est fondue cette civilisation qu’on appelle indienne, marquée autant par le bouddhisme, relativement récent, que par les diverses religions dites hindouistes auxquelles se mêlent de nombreuses adaptations locales, sans compter un chamanisme toujours très présent dans les mentalités et les usages. Mais en dépit de cet incroyable melting-pot, la figure de la déesse mère surgit de la plus haute Antiquité, traversant allègrement les âges, considérée essentiellement comme la « Pourvoyeuse », celle qui a donné son nom à la montagne de l’Anapurna, puisque cette appellation signifie « Anna la Pourvoyeuse », exactement comme l’« Anna Parenna » des premiers temps de Rome. C’est en effet elle qui donne la vie à l’Inde en lui infusant les eaux du Gange et de l’Indus sans lesquelles le pays ne serait qu’un vaste désert.
Mais c’est une déesse mère à l’ancienne, c’est-à-dire parfaitement ambivalente, dispensatrice à la fois de la vie et de la mort, nourricière et destructrice, donnant naissance à de nombreux enfants, mais s’acharnant à les dévorer. La Déesse est évidemment le reflet de ce continent plein de contrastes et de paradoxes où la vie ne tient que par l’équilibre, constamment menacé, de deux forces antagonistes, le feu et l’eau, la sécheresse et l’inondation, sans qu’on puisse dire que l’une est bonne et l’autre mauvaise. L’un des mythes fondateurs de l’hindouisme nous montre l’être divin mâle immolé, découpé et enterré dans la terre pour la féconder. Car c’est la Terre qui est la Mère : elle donne naissance, bien sûr, mais elle reprend en elle ce qu’elle a donné dans un processus cyclique incessant.
Cette ambivalence n’est pas réservée à la Déesse. Shiva, le grand dieu des Indiens, est lui aussi créateur et destructeur, ascète et maître de l’érotisme. Mais il est un dieu révélé, incarné dans un monde relatif, et donc sexué. À lui seul, il ne peut régir la complexité du monde : voilà pourquoi on lui adjoint une forme féminine, la Dévî, elle-même parfaitement ambiguë avec ses différents noms : elle est Sati la Paisible, ou Pârvatî, la compagne et parèdre de Shiva la plus connue, lorsqu’elle est considérée sous son aspect positif, mais aussi Durgâ ou Kâli la Noire, lorsque la polarité est inversée. Et si les statuettes de terre cuite du IIe millénaire avant notre ère, c’est-à-dire aux époques préaryennes, représentent toutes des femmes de bon aspect, richement vêtues, évoquant toutes la richesse, l’abondance et la bonté, les figurations qui suivent l’arrivée des Aryâs sont beaucoup plus complexes et beaucoup moins paisibles. Car même Pârvatî a quelque chose d’inquiétant lorsqu’elle évoque la fureur amoureuse. L’un des lieux consacrés à cette Pârvatî est une vallée qui porte son nom, près de Kulu, dans l’Himachal Pradesh, non loin des sources d’eaux chaudes de Manikaran. La légende locale raconte que Shiva y fît l’amour pendant dix mille ans avec Pârvatî. Puis, ayant médité ensuite pendant dix mille autres années, il fut fort satisfait et réchauffa les rochers avoisinants pour le bien-être de tous ceux qui viendraient là en pèlerinage. Mais le nom de Manikaran provient d’une autre légende selon laquelle Pârvatî avait perdu un joyau (mani) qui fut retrouvé par Shiva et jeté par lui dans une cascade d’eau chaude.
Cependant, l’union charnelle de Shiva et de Pârvatî est devenue le symbole même de l’initiation tantrique : la Déesse est non seulement la Grande Mère qui donne la vie et qui nourrit ses enfants, elle est aussi shakti, énergie, cette énergie divine d’essence féminine qui est indispensable à tout dieu mâle pour agir sur le monde. C’est d’ailleurs pourquoi, dans de nombreux mythes, la Dévî indifférenciée devient l’épouse de tous les dieux du panthéon indien. Car cette Dévî est également Bhû, l’ancienne déesse terre des époques préaryennes, ou encore Satî, qui périt dans un feu sacrificiel mais dont Shiva conserva le corps jusqu’à ce qu’il tombât en poussière. De cette poussière, la Déesse put renaître sous des formes rajeunies, car les métamorphoses des divinités sont autant de symboles pour mettre en évidence une action créatrice qui n’est jamais achevée et qui se perpétue quelle que soit la situation de la société dans laquelle on se trouve.
Si l’image de Pârvatî est liée à l’amour et à la sexualité mystique, celles de deux autres formes de la Déesse, Durgâ et Kâli, sont terrifiantes et sanguinaires. Ce sont pourtant les images de la déesse mère les plus répandues dans tout le continent indien. Il est intéressant de constater le passage de l’aspect purement positif de la Dévî, connue sous le nom de Savasvatî, celle qui, selon le Rig-Véda, « éveille dans la conscience le grand flot et illumine toutes les pensées », à celui de la terrible Durgâ ou de la sanguinaire Kâli, cette dernière ayant donné d’ailleurs son nom à la plus grande ville de l’Inde, à savoir Calcutta.
Sur ce passage, la mythologie raconte que Durgâ fut créée par les dieux pour lutter contre le démon-buffle Mahishâshura qui usurpait leurs pouvoirs. La fonction primitive de Durgâ était donc de rétablir l’équilibre dans un monde menacé par un monstre : elle était donc vue sous son aspect positif, comme une bonne mère de famille qui protège ses enfants. Mais en terrassant le monstre, elle faisait acte de violence, et elle devint très vite une sorte de déesse guerrière analogue à la Maeve ou à la Morrigane des Irlandais, plus sorcière infernale que gardienne des célestes séjours.
Dans l’iconographie populaire, cette Durgâ, incarnation d’une divinité ambivalente, est représentée la plupart du temps avec un teint très pâle et de multiples bras, parfois dix, symbolisant son inlassable activité. On la voit également chevauchant un lion lorsqu’elle combat le démon-buffle : elle est donc déesse des animaux sauvages, comme l’était la primitive Artémis des Grecs, avant de devenir un pâle reflet lunaire. Mais, sous son aspect de Durgâ, la Déesse n’offre jamais un visage terrifiant : c’est sous son aspect de Kâli qu’elle prend les formes les plus effrayantes, les plus fantastiques et les plus sanguinaires.
On l’appelle couramment « Kâli la Noire », bien qu’elle soit très souvent représentée avec un corps bleu et de multiples bras. Sa caractéristique essentielle est une longue langue rouge, comme recouverte du sang des victimes qu’elle vient de dévorer, et si son visage reflète souvent une certaine sérénité, ses yeux injectés de sang témoignent de la cruauté qu’on lui prête : d’ailleurs, on prend soin de l’orner d’un collier ou d’une ceinture auxquels pendent des têtes humaines coupées, monstrueux trophées qu’elle se plaît à montrer à ses fidèles. Il est très probable qu’à l’origine, Kâli était une divinité dravidienne, venant du sud de l’Inde, et qui, une fois assimilée dans la théologie indo-aryenne, s’est revêtue de tous les aspects d’une déesse mère, certes cruelle, mais profondément juste envers tous ses enfants. Elle est d’ailleurs considérée comme hors caste, donc intouchable : on la fait rôder autour des charniers et on la montre se repaissant de sang humain, comme un vampire. En fait, il s’agit bel et bien d’une déesse-vampire : quand elle s’unit à Shiva, c’est essentiellement pour soutirer à celui-ci son énergie vitale afin de projeter dans le monde ses créatures. Mais quand l’union est terminée, Kâli chevauche triomphalement Shiva allongé sur le sol, affirmant ainsi la supériorité du principe féminin sur le masculin. Et, malgré cette férocité, cette sauvagerie sanguinaire, Kâli est certainement la divinité la plus populaire et la plus honorée dans tout le continent indien, jusqu’à devenir, sous la plume de certains poètes, la « sainte mère ».
Il n’y a rien de surprenant à cela : l’Inde a toujours fait se côtoyer avec une extraordinaire familiarité la vie et la mort, le positif et le négatif, et il semble bien que les Occidentaux n’aient pas compris cette démarche qui consiste à faire naître la vie de la mort. Kâli représente en effet ce qu’en alchimie on appelle le stade de la « tête de corbeau » : il s’agit de la « pierre au noir », c’est-à-dire de la dissolution, étape importante dans la restructuration de la matière première pour parvenir à l’élaboration de la pierre philosophale. Tout se passe, en Inde, comme si l’être humain avait conscience de cette permanente transformation des êtres et des choses qui, à travers le cycle des réincarnations, conduit le vivant à sa plénitude et non, comme l’enseigne le bouddhisme, à sa néantisation dans un nirvâna d’ailleurs très mal conceptualisé. La religion hindoue, ou plus exactement les multiples religions qui se réclament d’une tradition védique, sont essentiellement une glorification de la vie à travers ses métamorphoses. Dans ces conditions, Kâli la Noire ne peut être que la meilleure façon de représenter aussi bien visuellement que métaphysiquement la création permanente opérée par les forces supérieures qu’on appelle divines. Et cela, quels que soient les abus provoqués par une telle conception. Kâli la Noire n’est pas une meurtrière assoiffée de sang, mais l’image de la nature naturante qui sans cesse remodèle les êtres vivants pour les conduire à leur perfection. Kâli est certainement ce que l’on pourrait appeler « Notre-Dame de la Nuit » : mais, de même que chez les Celtes, la vie surgit de la nuit, comme l’Être surgit du non-Être. Cette notion appartient au fonds indo-européen primitif, et plus que jamais Kali la Noire est une des images de la Déesse des Commencements, celle qui est avant et qui est aussi après, éternelle créatrice des êtres et des choses.